[A] L’écriture "en retrait"

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Jean-Claude Dunyach
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[A] L’écriture "en retrait"

Message par Jean-Claude Dunyach »

Je viens de me faire un certain nombre de réflexions inspirées par des lectures récentes, sur la distance que met l’écrivain entre sa narration et ce qui se passe dans l’histoire. C’est quelque chose de fugace, sur lequel j’ai parfois du mal à mettre le doigt, alors je vais essayer de m’expliquer, en donnant des exemples, et en espérant que vous aurez des avis et des commentaires. Je vous préviens, ça va être un peu long…

Je lis beaucoup de textes qui décrivent des scènes, de n’importe quel type (action, romantique, description, etc.) en se plaçant du point de vue d’un observateur enfermé dans une bulle de verre, présent sur la scène, mais isolé. L’observateur est donc situé à la fois en retrait – de sorte qu’on voit les choses à une distance moyenne de quelques mètres – et dans un endroit qui bouge peu, donc le point de vue reste assez statique tout au long de la scène. C’est ce que j’appelle l’écriture en retrait.
Essayons de donner un exemple. Imaginons Il et Elle, dans une scène intime. En écriture en retrait, ça peut donner ça :

Il s’approcha d’elle, tendit la main vers son visage. Elle leva les yeux vers lui et sourit. Il l’attira doucement vers sa poitrine.

La caméra est restée statique, on a décrit, sans être indiscret. Le seul sens auquel on se réfère est la vue. C’est l’équivalent d’un documentaire, en fait.
Or, il y a des tas d’autres façons de décrire la même scène. Par exemple en se rapprochant, en étant indiscret, en mettant la caméra juste sous le nez des protagonistes :

Il tendit la main vers sa joue, la caressa doucement de la paume, sentant sa peau frémir. Les coins de ses lèvres se relevèrent en un sourire, son souffle brûlant caressa ses doigts. Les yeux mi-clos, elle se laissa attirer contre lui…

On est déjà nettement plus près. Le visage et la main sont en gros plan (on passe de la main à la paume, puis aux doigts), on a droit au toucher, à la chaleur du souffle, aux frémissements. La caméra recule uniquement pour le geste final, afin d’englober le couple.
On peut aussi imaginer que le narrateur est physiquement présent (avec toute sa corporalité), qu’il a les pieds dans la boue, que la scène se passe sous la pluie et qu’il la ressent au même titre que les protagonistes, auquel cas la description sera encore plus sensorielle, et sans doute différente dans son approche.
Et, bien sûr, on peut imaginer la scène racontée par l’un des deux protagonistes – qui, du coup, est forcé d’être physiquement présent.
Je ne dis pas qu’une façon est meilleure que l’autre, attention. Tout dépend de l’effet que l’on veut produire. On peut parfaitement décider de raconter la scène qui se passe sur le quai de la gare depuis l’intérieur du wagon, séparé de la réalité par une vitre épaisse. On est dans le rôle du spectateur, voire du voyeur, et il est normal que les odeurs, le toucher, etc., ne figurent pas dans la description.
L’important est de bien sentir ce que l’on fait, et sans doute de savoir alterner les points de vue. Parce que le narrateur désincarné, flottant dans sa papamobile, même s’il introduit un effet de distanciation bienvenue, ça finit par lasser. En plus, ça manque de sons (c’est l’indice le plus facile à repérer) et d’odeurs. On finit inconsciemment par se sentir rejeté de l’histoire, enfermé dans une salle de cinéma alors qu’on aimerait être dans l’action.
Ça tient aussi, subtilement, à la façon dont l’écrivain s’implique, ou plus exactement se projette, dans le texte. Il peut s’en tenir à l’écart et se contenter de raconter ce qu’il voit, sans bouger. Il peut flotter comme un fantôme désincarné au-dessus de la scène, ce qui lui permet de se rapprocher de l’action à volonté, mais juste en spectateur, sans rien ressentir. Ou alors, il peut s’y introduire tout entier, avec sa propre corporalité, l’ensemble de ses sens, en ressentant en même temps que les personnages ce qui se passe. Ça veut dire cheminer sous la pluie et la neige avec ses personnages, courir avec eux, sentir ce qu’ils sentent et le restituer.
Ça veut dire surtout qu’on écrit « de près », qu’on est passé de l’autre côté de la vitre, définitivement. Et, par extension, qu’on y entraîne le lecteur.
Quand j’y réfléchis, c’est plutôt ce genre de narration qui m’intéresse et qui me plaît. L’écriture « en retrait » me lasse vite. Mais c’est une question de goût personnel.
Je vais essayer de préparer une présentation (ou au moins quelques slides) là-dessus, pour mes prochaines interventions en atelier d’écriture. Mais si vous avez des commentaires, des critiques, ça m’intéresse.
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Bergamote
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Re: L’écriture "en retrait"

Message par Bergamote »

Sans être une experte en narration, je crois que l'utilisation de la troisième personne du singulier peut aussi amener à autre chose. Je ne trouve pas de mot en français pour suffisamment bien l'exprimer, donc j'emploierai le terme de "narrateur embedded" (mot à mot "narrateur embarqué"). Je tiens ça de certains journalistes qui pour couvrir les conflits peuvent choisir d'être embarqué avec l'armée et donc de suivre et de couvrir le combat selon ce que l'armée veut/peut leur faire voir mais de l'intérieur.

Donc, personnellement je suis plutôt une narratrice qui prend place à l'intérieur du personnage dont elle veut développer le point de vue et je regarde par ses yeux, j'écoute par ses oreilles, je touche par sa peau, etc. Tout en gardant la troisième personne du singulier. Ce qui crée, pour moi, une distanciation suffisante pour pouvoir "sortir du corps" et élargir l'horizon ou d'y rester, si je tiens à ne montrer que ce que mon personnage voit. Mais une distanciation suffisamment discrète aussi pour ne pas donner le rendu "je suis dans une salle de cinéma et pas dans l'action".

Donc ce que je narre, c'est moi qui le raconte mais je partage le système nerveux de mon personnage. Tout en étant capable de m'en extraire pour narrer ce qu'il ne ressent pas mais que moi en tant que narratrice je peux voir. Pour donner un exemple très con :

"Pangoline mordit dans une pomme. Le crissement de la chair contre ses dents, le jus sucré qui lui envahit la bouche contaient à la fois le soleil et l'automne. De l'autre côté du fruit, là, entre les doigts écartés de la fée, un petit vers tentait de s'échapper."

J'espère que cette exemple est assez clair... Selon moi, on partage le bonheur de la fée et en même temps l'urgence du vers de terre. Cela donne plusieurs dimensions à la narration tout en gardant la troisième personne du singulier.

Pour en revenir à la métaphore du narrateur spectateur dans une bulle de verre posée dans un coin, je pense qu'il est important de mettre des manettes à cette bulle et aussi deux ou trois conduits d'aération pour éviter d'être totalement isolé.

Voilà tout ce que j'avais à dire sur le sujet :p En espérant ne pas avoir été trop barbante !

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Mélanie
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Re: L’écriture "en retrait"

Message par Mélanie »

En faisant une analogie avec le cinéma (ça s'y prête), la narration en retrait ça serait un plan d'ensemble et la narration de près un gros plan. J'ai bon ?

Alors j'avoue sans mal que ta scène est magnifiée en resserrant le plan. C'est un moment intime entre personnages et c'est une bonne idée de percer leur intimité pour le faire sentir. J'y verrais une astuce ponctuelle, parce que sur le long rester trop près de ce qui est décrit peut étouffer. J'ai en tête une description, je crois que c'était seulement un manuscrit en CdL, où l'auteur avait sauté sur les détails d'une table sans donner du général. L'impression que ça me faisait, c'était d'avoir le nez collé à l'écran et de ne pas pouvoir voir correctement. Enfin, c'était peut-être simplement mal écrit, hein, mais c'est ce à quoi ça m'a fait pensé : une narration de près ça peut être intéressant, mais je dirais qu'il ne faut pas en abuser, comme toute chose d'ailleurs. Et suivant ce qu'on veut produire, comme tu dis. Pour prendre un exemple inverse, la description d'un monstre extra-terrestre en narration de près, je crois que ça aurait plus d'impact de le faire voir avec du recul. Par peur que la proximité dédramatise. (Quoique si le personnage surprend le ET au détour d'un couloir, en face à face, ça peut être amusant. ^^)

Cela dit, ton exemple est frappant et ça me fait cogiter. Ça me semble une bonne technique pour rapprocher le lecteur d'un personnage principal et je dirais que ça donne un air sensuel, observateur et intelligent au point de vue.
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Re: L’écriture "en retrait"

Message par Asia M »

Sujet très pertinent pour moi... Je me faisais justement la remarque cet après-midi en songeant à mon dernier chapitre écrit, que chez moi tout était très visuel, ou à la limite sonore, que j'en oubliais les autres sens, notamment l'odorat (qu'on ne peut pourtant pas "fermer", c'est bien le seul). Or, s'il m'est déjà arrivé par le passé de vouloir donner un effet caméra, ce n'est pas du tout le cas dans mon projet actuel.

D'un autre côté, j'avais posté récemment sur mon blog en réaction à un auteur homme qui, ayant fait de la recherche parmi les auteures femmes (pour donner du réalisme à son personnage féminin), en avait déduit que les femmes focalisaient toujours sur les yeux et la bouche chez les personnes... Et honnêtement, cela m'a paru très réducteur. Je pense que dans toute description, il faut justement tenir compte de la distance réelle qui sépare le personnage qui voit de celui qui est décrit. Autant il faudrait commencer par une vue d'ensemble pour une personne que l'on voit de loin, autant il faut introduire des détails lors d'un face à face prolongé...

Mais l'analogie avec la caméra (et le cinéma) a quand même une limite. Je pense par exemple à un film comme Tree of Life, qui pour avoir un mérite avait au moins celui-là: de jouer avec les angles, les distances, non seulement par la caméra elle-même, mais aussi à travers le son qui allait avec, murmures, son coupé, etc. On passe de vues grandioses à des vues très intimes, de l'univers à la cellule, du ciel au ventre de la mère.
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Jean-Claude Dunyach
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Re: L’écriture "en retrait"

Message par Jean-Claude Dunyach »

Asia M a écrit :Mais l'analogie avec la caméra (et le cinéma) a quand même une limite.
C'est évident. En fait, quand je réfléchis à ce genre de choses, c'est pour élargir ma palette et me donner de nouvelles façons d'aborder mon écriture. Je ne cherche pas de "meilleure solution", dans l'absolu, juste d'avoir un peu plus de choix le moment venu. Et l'analogie cinématographique n'a pour but que de me fixer les idées, de me fournir un cadre de référence pour faciliter ma compréhension. Après, il y a autant de façons de filmer ou d'écrire que de réalisateurs ou d'écrivains.
Mais je suis content d'avoir mis le doigt là-dessus, parce que je crois que ça m'aidera à progresser.
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Roanne
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Re: L’écriture "en retrait"

Message par Roanne »

Jean-Claude Dunyach a écrit :Quand j’y réfléchis, c’est plutôt ce genre de narration qui m’intéresse et qui me plaît. L’écriture « en retrait » me lasse vite. Mais c’est une question de goût personnel.
Je n'avais jamais réfléchis à cet aspect de la narration, par contre, il y a un aspect "intuitif" évident au niveau de la lecture.
Pour ma part, je n'aime pas non plus l'écriture "en retrait" pour une raison toute bête : trop de retrait empêche l'attachement aux personnages, empêche de vivre avec eux. Dès que j'ai la sensation ne n'être qu'un observateur qui admire un ballet de marionnettes, cela coince. A y réfléchir, je m'aperçois que j'ai même reposé des romans à cause de ça... Donc ce n'est pas anodin.

Merci Jean-Claude pour cette nouvelle leçon d'écriture, j'y songerai la prochaine fois que j'attaquerai des textes en narration externe, histoire de veiller à ce qu'elle ne le soit pas trop... ^^
Vous n'aimez pas Noël ? ça tombe bien, nous non plus ! Du coup, avec Chapardeuse, nous vous invitons sur Wattpad pour (re)découvrir le Noël cataclysmique de Claire et Chan.

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Milora
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Re: L’écriture "en retrait"

Message par Milora »

Est-ce que ce n'est pas tout bêtement, au fond, une question de focalisation ?
Il s’approcha d’elle, tendit la main vers son visage. Elle leva les yeux vers lui et sourit. Il l’attira doucement vers sa poitrine.
C'est de la focalisation externe. Comme tu dis, la caméra nous montre la scène, de l'extérieur.
Il tendit la main vers sa joue, la caressa doucement de la paume, sentant sa peau frémir. Les coins de ses lèvres se relevèrent en un sourire, son souffle brûlant caressa ses doigts. Les yeux mi-clos, elle se laissa attirer contre lui…
C'est de la focalisation interne (d'abord son point de vue à lui quand il sent la peau frémir et le souffle, puis à elle quand elle se laisse attirer).

Evidemment, ce n'est pas que ça : on peut faire une focalisation interne plus froide (par exemple, pour reprendre ta citation : "Il s’approcha d’elle, tendit la main vers son visage. Comme elle était belle ! Elle leva les yeux vers lui et sourit."). Mais il me semble que, que ce soit corporel ou au niveau des pensées du personnage, ça nous insère plus près dans la scène, ça réduit la distance...

Du coup, la question serait un peu double :
- comparer les effets de la focalisation interne avec ceux de la focalisation externe
Personnellement, en règle générale, j'aime pas quand c'est trop en focalisation externe. Je viens de lire une nouvelle de Philip K. Dick qui était quasi(exclusivement en focalisation externe, et elle m'a laissée totalement de marbre.

- dans une focalisation globalement interne, s'intéresser à une narration qui se rapproche de l'aspect sensoriel ; comme dit Jean-Claude : un narrateur qui sent la pluie et la boue sous l'averse. S'il s'était fait des réflexions à propos de la pluie, de son humeur, de ses sentiments vis-à-vis de l'averse, est-ce qu'on n'aurait pas tout autant été immergés dans la scène ?
Enfin, à mon avis les deux sont complémentaires dans la focalisation interne. Il n'y a pas vraiment à choisir, ce n'est pas vraiment un procédé. C'est une question de sensibilité de l'auteur... Ou plutôt, ça dépend de la scène. Si le personnage souffre, pour que le lecteur soit avec lui, il faut bien faire une narration "sensorielle". Si le personnage se contente de penser "ah que j'ai mal, ah que j'ai mal", le lecteur aura toujours l'impression de voir la scène à travers une vitre.

Asia a écrit :j'avais posté récemment sur mon blog en réaction à un auteur homme qui, ayant fait de la recherche parmi les auteures femmes (pour donner du réalisme à son personnage féminin), en avait déduit que les femmes focalisaient toujours sur les yeux et la bouche chez les personnes... Et honnêtement, cela m'a paru très réducteur.
Ah oui ? C'est intéressant, ça ; les auteurs hommes ne font pas pareil, d'après son étude ? Il se basait sur quel type de littérature ?
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Tristane Suzette
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Re: L’écriture "en retrait"

Message par Tristane Suzette »

Milora a écrit :- dans une focalisation globalement interne, s'intéresser à une narration qui se rapproche de l'aspect sensoriel ; comme dit Jean-Claude : un narrateur qui sent la pluie et la boue sous l'averse. S'il s'était fait des réflexions à propos de la pluie, de son humeur, de ses sentiments vis-à-vis de l'averse, est-ce qu'on n'aurait pas tout autant été immergés dans la scène ?
Le risque, là, c'est d'avoir un narrateur trop bavard, autrement dit d'assommer le lecteur par les continuelles pensées du personnage . Or le lecteur n'aime pas qu'on lui dise quoi penser.
En ce moment, j'essaye de faire la chasse à cette sorte de tell. Dur pour moi, vu que j'adore le style indirect libre.
Mais tout dépend, en effet, de la scène. Il faut bien livrer les pensées d'un personnage qui évolue, quelquefois, et puis éviter au lecteur de faire fausse route (du genre le perso a de la boue jusqu'aux genoux, ce qui semble a priori très désagréable, mais cela rappelle au perso un excellent souvenir : quoi, vous ne connaissez pas les promenades romantiques dans la boue ? ^^ )

Sinon tout à fait d'accord sur la focalisation externe ou interne :1010:

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Milora
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Re: L’écriture "en retrait"

Message par Milora »

Swald a écrit :Le risque, là, c'est d'avoir un narrateur trop bavard, autrement dit d'assommer le lecteur par les continuelles pensées du personnage . Or le lecteur n'aime pas qu'on lui dise quoi penser.
En ce moment, j'essaye de faire la chasse à cette sorte de tell. Dur pour moi, vu que j'adore le style indirect libre.
Mais tout dépend, en effet, de la scène. Il faut bien livrer les pensées d'un personnage qui évolue, quelquefois, et puis éviter au lecteur de faire fausse route (du genre le perso a de la boue jusqu'aux genoux, ce qui semble a priori très désagréable, mais cela rappelle au perso un excellent souvenir : quoi, vous ne connaissez pas les promenades romantiques dans la boue ? ^^ )
Lol pour ton dernier exemple ^^
Pour le fait de traquer cette façon de dire (désolée, j'aime pas l'anglicisme show/tell), ça dépend ^ ^ Je suis une fana de l'indirect libre personnellement, et je trouve pas du tout que ça alourdisse.
Si tu dis :
"Le monstre allait sauter sur Bécassine. Les cheveux se hérissèrent sur sa nuque" : ok, tout est sensoriel.
Si tu dis : "Oh non ! Le monstre allait lui sauter dessus, tout était perdu !" : tu as retranscrit une façon de percevoir la scène par les yeux de Bécassine. C'est de la focalisation interne, sans pour autant dire "Le monstre allait sauter sur Bécassine qui se sentit terrifiée"...
Voilà, c'était juste pour expliciter ce que j'essayais de dire avant...
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Tristane Suzette
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Re: L’écriture "en retrait"

Message par Tristane Suzette »

Je suis fan aussi de l'indirect libre, trop en fait.
Si tu dis : "Le monstre allait sauter sur Bécassine. Les cheveux se hérissèrent sur sa nuque" : ok, tout est sensoriel.
Si tu dis : "Oh non ! Le monstre allait lui sauter dessus, tout était perdu !" : tu as retranscrit une façon de percevoir la scène par les yeux de Bécassine.
Je suis dans une phase où je considère que le "tout était perdu", c'est le boulot du lecteur, pas le mien (je me défausse ^^).


La même avec un exemple plus anodin :
Si on écrit : "Elle ne trouva pas son portable. Sa gorge se noua et les larmes lui montèrent aux yeux." : sensoriel
Si on écrit : "Elle ne trouva pas son portable. Elle l'avait oublié ! Merde, comment allait-elle appeler machin ?" : indirect libre

En ce moment, donc, je préfère la première solution. Parce que si j'ai bien fait mon job, le lecteur comprend de lui-même pourquoi ça pose un problème au personnage d'avoir oublié son portable.
Enfin, je dis ça, j'essaye de me soigner, c'est dur :?

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Re: L’écriture "en retrait"

Message par Milora »

Oui voilà, ton exemple est meilleur que le mien ; je crois qu'on essaie de dire la même chose. :)
Swald a écrit :Enfin, je dis ça, j'essaye de me soigner, c'est dur :?
Oh non, pourquoi se soigner ? C'est bien, l'indirect libre ! J'aime les livres qui sont écrits comme ça.
En plus, quand c'est fait de façon subtile, l'auteur peut amener le lecteur à interpréter (avec son personnage) toute l'action d'un point de vue erroné, pour lui révéler son erreur à la fin, et ce, alors que le lecteur comme le héros penseront avoir perçu la vérité. Je trouve ça très intéressant !
Finalement, en même temps qu'il fait coller le lecteur avec le personnage, l'indirect libre établit une sorte de distance infranchissable avec l'action, le décor, et tout ce qui est extérieur au personnage principal. L'histoire n'étant vue que par les yeux du perso, c'est toujours quelque chose de subjectif que perçoit le lecteur. Quelque chose qui peut être biaisé, enjolivé, etc. Et ce, sans que le lecteur en soit vraiment conscient (à la différence d'une première personne, où le lecteur a plus tendance à être sur ses gardes).

Mais bon, là c'est une autre histoire, qu'il faudra conter en une autre occasion :lol:
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Re: L’écriture "en retrait"

Message par Asia M »

Milora a écrit :Ah oui ? C'est intéressant, ça ; les auteurs hommes ne font pas pareil, d'après son étude ? Il se basait sur quel type de littérature ?
C'était en Young Adult, et il parlait surtout de la perception du sexe opposé... :roll:
Spoiler: montrer
When a girl meets a boy in these books, they invariably talk about the boy’s eyes. Or his lips. Or his bone structure.
[...]
It won’t surprise many of you, but boys do not think this way. When boy character meets girl character, he generally notices her hair, then her body. The eyeline (and thoughts) of the average boy tend to… descend. This is in our nature – if it wasn’t, every XY on the planet wouldn’t be constantly caught doing it. (Jay Kristoff)
Bref... :lol:
Swald a écrit :Le risque, là, c'est d'avoir un narrateur trop bavard, autrement dit d'assommer le lecteur par les continuelles pensées du personnage.
J'ai aussi un peu cette tendance... D'ailleurs, en notant qu'il faudrait que je diversifie les sens par lesquels mon héroïne perçoit les choses, j'ai pensé: mauvaise idée pour autant de tout décrire systématiquement par les cinq sens! :P Il faut choisir, ne pas être lourd et redondant, et malheureusement la plupart de nos réactions restent conditionnées par ce que nous voyons plus que par ce que nous entendons ou sentons, sauf si c'est très fort.

Sinon, ton exemple avec le portable me fait penser à ce que ma prof de polonais appelait le courant béhavioriste en littérature (je ne trouve pas de référence sur Google :? ). En gros, décrire uniquement les (ré)actions physiques pour faire comprendre l'état d'esprit des personnages, plutôt que de passer par la formulation consciente des pensées et des émotions. Nous avions vu cela dans des récits de camps de concentration, et c'est vrai que cela crée une proximité du lecteur à l'action. C'est comme si nous y étions, et le lecteur est laissé à ses propres jugements... Tandis que si ceux du narrateur étaient présents, il feraient écran, intermédiaire entre ce qui se passe et la perception brute du lecteur.
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Re: L’écriture "en retrait"

Message par Tristane Suzette »

Milora a écrit :En plus, quand c'est fait de façon subtile, l'auteur peut amener le lecteur à interpréter (avec son personnage) toute l'action d'un point de vue erroné, pour lui révéler son erreur à la fin, et ce, alors que le lecteur comme le héros penseront avoir perçu la vérité. Je trouve ça très intéressant !
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Re: L’écriture "en retrait"

Message par Aelys »

Je reviens sur a focalisation externe et l'observation de "marionnettes". En fait, parfois, c'est cette distance qui fait la saveur de l'histoire, à mon avis. Je pense notamment aux récits de contes et légendes, souvent très éloignés du personnage principal.
je trouve qu'ainsi, il conserve un mystère qui lui confère une aura particulière, une aura qui fait de lui quelqu'une d'extraordinaire bien qu'il puisse rester très simple. Dans ce type de narration, justement très éloignée, on comprend rien qu'en observant le héros manger sa soupe qu'il est "supérieur", souvent par la sagesse et la communion avec le monde mais parfois pour toute autre chose. Ce qui intéresse alors, ce n'est plus tellement ce que fait le personnage en question, mais la découverte de ce qui le rend spécial et la réaction des autres vis-à-vis de son attitude (admiration, frayeur, mépris...).

Bref, tout ça pour dire que pour moi, parfois, cette focalisation externe en "caméra éloignée et fixe" peut apporter quelque chose de plus aux personnages, qui n'auraient pas eu la même saveur si on les avait perçus de près, si on avait "vécu" avec eux, car on les connaîtrait alors trop intimement, si je puis dire.
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Re: L’écriture "en retrait"

Message par Elikya »

J'ai beaucoup réfléchi à cette question, notamment en lisant le bouquin d'Orson Scott Card : personnages et points de vue. Il parle du choix de la focalisation et du degré de pénétration dans la tête du personnage.

Il dit notamment ceci à propos de la distance :
Dans un récit à la troisième personne, il y a forcément une distance dans l'espace. Le narrateur, bien qu'il soit en mesure d'entrer dans l'esprit d'un ou plusieurs personnages, n'est jamais un acteur des situations qu'il décrit. Il est comme un observateur invisible qui se tient à l'écart de l'action.
(Dans un récit à la première personne) Le narrateur, en tant que protagoniste, raconte les événements qui ont eu lieu dans le passé. Il regarde en arrière. Il se situe loin de l'histoire elle-même.
=> Sa conclusion : "La première personne est donc distante dans le temps et la troisième dans l'espace".

Dans l'un de mes romans, Kaefra, j'ai écris à la troisième personne et au passé ce qui me permet de passer d'un personnage à l'autre avec des degrés de pénétrations divers. J'ai beaucoup aimé construire une telle mosaïque.

Toutefois dans le roman suivant (Les héritiers de Heikaï), j'ai écris à la première personne et au présent. C'est une chose que Card n'envisage pas, car il désapprouve l'usage du présent. Toutefois, cela me permet d'écrire sans distance : ni dans le temps, ni dans l'espace. J'ai atteins un degré de pénétration extrême par rapport à l'héroïne et j'adore ça. Je me suis vraiment éclatée en écrivant mon premier jet.

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