Je crois qu'il y a plusieurs questions dans le même problème, aussi vais-je un peu détailler.AngeDechu a écrit :C'est un gros problème de réalisme qui se résume ainsi : considérant que les gros méchants ont tué genre 99% des forces armées, comment se fait il que deux ou trois gusses (souvent des recrues) peuvent leur rendre la pareille ? Comment avoir des ennemis qui sont non seulement réalistes mais en théorie très compétents qui se font tuer par des héros qui sont le plus souvent jeunes et autodidactes ?
1) La question du schéma actanciel : les personnages se sont lancés dans une quête et rencontrent des adjuvants et des opposants ; et, parmi ces opposants, des forces armées ennemies. On classe habituellement les opposants en opposants de pouvoir, opposants de savoir, opposants de vouloir, comme on fait des adjuvants. Les forces armées ennemies sont des opposants de pouvoir, car elles empêchent les héros de réaliser leur quête au moyen de la résistance physique. On peut dire au passage que ces forces armées ne sont que rarement d'intéressants opposants ; ce sont souvent des opposants de savoir (qui détiennent de l'information mais la cachent) et des conflits de volonté (qui sont internes au héros) qui fournissent les ressorts principaux de la trame narrative. Anakin Skywalker, par son dualisme intérieur, porte infiniment plus la saga Star Wars que deux ou trois tirs échangés avec les troupes impériales. La question devient donc : comment transformer ces opposants de pouvoir peu intéressants que sont les forces armées ennemies en opposants intéressants ? Ce n'est pas, je pense, en montrant leur puissance ou leur nombre, en tuant deux ou trois personnages secondaires contre elles, que ces forces armées ennemies vont changer de dimension, je veux dire évoluer du statut de bête opposant physique à quelque autre statut. Par contre, on peut superposer les oppositions. Par exemple, une opposition de pouvoir et une opposition de savoir : les forces armées ennemies sont toujours au bon endroit, car elles sont au courant des mouvements des héros ; reste à détruire un satellite-espion, débusquer je ne sais quel traître ou se couper le bras pour sortir le mouchard de dessous la chair. Deuxième exemple : une opposition de pouvoir se superpose à une opposition de vouloir. Les forces armées ennemies brisent la volonté des héros, par des tortures publiques, des exhibitions d'otages proches du héros, du piratage informatique influant sur leur cerveau cybernétique ou diverses mesures de propagande. Ainsi voilà la première réponse au problème : éviter de cantonner les forces armées ennemies dans une opposition de pouvoir.
2) David contre Goliath : les personnages se sont lancés dans un combat terriblement déséquilibré, mais en sortent vainqueurs. Le ridicule est proche : une armée entraînée est défaite avec facilité par quelques guignols. Le nombre de blessures desdits personnages, leur courage ou leur compétence au combat ne pourront pas changer grand-chose au ridicule attaché aux forces armées ennemies. De surcroît, pourquoi ces forces armées ennemies ne compteraient pas dans leurs rangs des gens intelligents, courageux, surprenants ? Si la gloire acquise au vainqueur dépend de la valeur de ceux qu'il a su anéantir, mettre en travers du chemin du héros des forces armées ennemies douées sert la mise en relief de ce héros. Le camp du héros dispose heureusement de bien des méthodes pour combattre un ennemi supérieur. Dans une réflexion sur les conflits contemporains, j'avais cité l'étude Arreguín-Toft (2001) sur les conflits asymétriques : 31% des conflits asymétriques contemporains, qui opposent une armée régulière et des guérilleros par exemple, ont vu le camp désavantagé par le rapport de forces remporter la victoire. On pourrait dresser le catalogue exhaustif des stratégies et tactiques employées. Parmi celles-ci : la guerre de guérilla (théorie des focos sud-américains), l'assassinat des élites politiques (Brigades Rouges, Fraction Armée Rouge et autres anarchistes), mais aussi la désinformation, le sabotage et l'espionnage ou l'action diplomatique, afin de faire entrer en guerre aux côtés du faible un nouvel acteur qui rééquilibrera le rapport de forces. Ces méthodes se complètent par celles de la science-fiction : mise en service d'une arme ultime (Barjavel, La nuit des temps), saut temporel (Christin & Mézières, Valérian, agent spatio-temporel), que sais-je encore... On trouve en fantasy les mêmes mécanismes qui permettent de vaincre une armée ennemie puissante en ne la dévalorisant pas : l'Anneau unique est jeté dans la Crevasse et les armées du Mordor se dissolvent. Le principal, je pense, est de contraindre au sacrifice irrémédiable : afin de vaincre une armée ennemie, il faut se vaincre intérieurement pour accepter (peut-être à tort) de sacrifier des vies, des amours, des objets de grande importance et qui pourraient rendre immortel. Si vaincre est renoncer, voire assumer de causer de nombreux maux, se damner pour jamais, la victoire de David sur Goliath ne créera pas d'effet ridicule : on mesurera le coût de la victoire et les forces armées ennemies ne se réduiront pas à des épouvantails qui louchent et tirent de travers.
3) La remise en question de l'opposition monolithique : on rencontre une foultitude d'histoires qui se résument à l'affrontement du jeune et beau héros (de la jeune et belle héroïne) et du méchant ordre sociopolitique, oppressif par nature et bestialement simplet. Ce modèle implique une mise en scène des forces armées du régime oppressif : ces forces seront bestiales et simplettes (Mourlevat, Le combat d'hiver). Même en limitant la guerre à deux camps, nous pouvons dépasser le dualisme. On voit dans l'Iliade s'affronter les Achéens et les Troyens, certes : mais leurs chefs participent de la même aristocratie, d'ascendance divine, et entretiennent des liens de xenia qui les distinguent de la masse des hommes qui combattent sous eux. Nul des deux camps ne voulait la guerre, on peut difficilement rejeter la faute ou sur les uns ou sur les autres ; mais la guerre est le cours normal des choses. La réciproque estime et la présence de héros dans les deux camps mène à pleurer autant la mort de Patrocle que celle d'Hector. Rien ne nous force à faire en sorte que les gentils gagnent à la fin. D'abord, pourquoi faudrait-il des gentils et des méchants ? La Grande Guerre a-t-elle eu lieu entre les gentils Français et les méchants Allemands ? Ne peut-on pas sortir de ces schémas simplets ? Cette idée peut nous conduire à dépasser la nette opposition de deux camps pour créer des figures ambiguës, inclassables donc intéressantes. Les forces armées ennemies façon chair à canon n'existeraient plus.
Voilà quelques idées : peut-être ai-je oublié d'autres niveaux du problème.
Le sujet m'intéresse aussi. Peux-tu partager tes conclusions personnelles ? J'aimerais beaucoup les connaître.AngeDechu a écrit :(Mon projet étant très axé sur le militaire, j'ai beaucoup réfléchi sur la question, mais je ne veux pas me faire accuser de faire de la pub, donc).