Sauf que la psychopathie au sens clinique, l'absence d'empathie, est non seulement acceptée, mais encouragée. Après tout, une bonne partie des pubs mettent en scène la supériorité de celui qui a LE bon produit par rapport à celui qui ne l'a pas et peut se brosser pour qu'on partage. Un type qui parle de "mode du suicide" dans son entreprise a-t-il la moindre empathie ? Et pourtant, tout doit être considéré sur un angle comptable. Pas forcément par volonté de nuire, juste par incapacité de se mettre à la place de l'autre. J'ai toujours aimé "Germinal" de Zola (ou il se passe plus de choses que dans bien des sagas fantaisistes poussives) : les grands patrons de la mine ne sont pas "mauvais", ils sont juste incapables de voir comment vivent leurs mineurs, et lorsque la révolte vient, le Big Boss est tant traumatisé d'avoir découvert que sa femme le trompait qu'il passe complètement à côté des événements et n'y comprend rien…Iluinar a écrit : A moins d'être un psychopathe, on ne peut pas survivre longtemps en se disant en permanence que ce qu'on fait est mal.
Considérer l'autre comme une chose, un objet est exactement ce que fait un psychopathe. Et on en a des exemples tous les jours. Et après, on pousse des cris d'orfraie en s'apercevant qu'on peut tuer pour un iPod ou un gadget top-giga-cool qu'il FAUT avoir (par tous les moyens)… Ou que des étudiant(e)s trouvent tout à fait normal de vendre ce qu'elles/ils ont — elles/eux — pour pouvoir se les procurer : là, on s'objectifie soi-même, admettant que l'objet superficiel a plus de valeur que soi…
Que faire lorsqu'on encourage d'un côté une mentalité poussant à commettre des actes qu'on feint de réprouver ensuite sans l'ombre d'une remise en question ? Voilà matière à bien des métaphores…
Pour en revenir au sujet que je viens de parcourir, moi fan de Thomas Harris et qui ait pas mal écrit dessus, le cas Lecter est unique :
. D'accord, dans "Dragon Rouge", il est accessoire. Tout repose sur le combat entre l'aristocratie des tueurs et la plèbe qui tue n'importe comment.
. Dans "Le silence des agneaux", Lecter est (AMHA) une incarnation du diable. Il en a la fascination, la séduction (il pousse son voisin de cellule à se suicider sans le toucher), l'ambiguïté, ce qui ne nie point l'horreur de ses actes. C'est une autre forme de vie, et à aucun moment on n'a envie d'être dans sa tête. Etant psy, il a pu élaborer des défenses pour rester un mystère. Sa seule motivation est de profiter du dégoût qu'il inspire, et la lettre finale explique un peu mieux ses motivations, avec cette fin géniale pour qui veut sucer la substantifique moelle (En gros, SPOILER : il a fait son travail de psy en guérissant Clarice de sa névrose. C'est la clé du titre, qui sera abandonnée pour le film.
. "Hannibal" est un joyau irritant. On fouille un peu les motivations de Lecter : c'est le mépris qu'il éprouve envers la société et, surtout, la vulgarité. Le passage ou Lecter doit prendre l'avion, se retrouver face à tout ce qu'il hait (et où il trouve une raison inattendue d'espérer) est un monument de grotesque, entre Fellini, Dante, Bosch et les Monty Python… C'est là que le cannibalisme, loin d'être un gimmick comme dans les films, devient un pur rituel : Lecter dévore ceux qu'il écrase de son mépris, en un acte ultime de rébellion. En ce sens, Harris lui-même devient diabolique en rendant la folie de Lecter presque rationnelle, en montrant des "monstres" encore pire que lui via Mason Verger, qui est pourtant sa victime, mais dont on en vient à comprendre pourquoi Lecter a voulu l'éliminer. Le personnage du flic, Paul Krendler, est emblématique : mal embouché, sexiste, dans un autre roman, il serait le héros, finirait par montrer ses bons côtés, flinguerait le méchant (Européen, bien sûr, on sait comment sont ces métèques pas d'chez nous) et Clarice lui tomberait dans les bras au dernier acte, générique de fin et envoyez la pub. Là, c'est une image de la lutte contre la vulgarité, l'antagoniste étant cette fois Clarice et non Lecter. Le but de Harris, c'est de nous faire accepter l'innommable avec jubilation, peut-être par simple joie de la manipulation, et de faire admettre que ce qu'on taxe de "folie" est un mécanisme de défense. Ou peut-être parce que Lecter devient plus proche de l'auteur, le démiurge et sa création jouant aux mêmes jeux, je ne me prononcerai pas là-dessus, malgré les effets à la Kundera que se permet Harris.
En mon sens, à la fin du roman, c'est là qu'il s'est raté, en donnant à Lecter une bonne raison de s'être intéressé à Clarice dès le premier jour, ce qui nie selon moi tout ce qui a été fait dans "Le silence…" : Lecter faisait là le bien comme il faisait le mal, sans véritable raison sinon l'attachement qu'il ressentait pour elle (Sa phrase finale "Le monde est plus supportable en sachant qu'il existe des gens comme vous" est révélatrice) alors qu'il aurait pu la détruire comme il a détruit Will Graham…
C'est pour ça que je n'ai pas lu et ne lirai pas "La jeunesse d'Hannibal" ou "Hannibal contre Frankenstein" : Harris me semble avoir dit ce qu'il avait à dire sur le sujet, le voir trivialiser sa création (pour la rendre banale, rationnelle, lui enlever tout ce que Lecter a de profondément subversif ?) ne m'intéresse guère.
Et ce sera, mesdames et messieurs, ma conclusion, sur ce sujet sur lequel ça fait un bail que je réfléchis.
Sinon, m'est d'avis que le fonds de l'air est frais, mais ça n'a rien à voir avec ce qui nous préoccupe ici.
Si.
Hop !