Démarquer deux narrateurs grâce à des tons différents.

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yks
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Démarquer deux narrateurs grâce à des tons différents.

Message par yks »

J’ouvre ce nouveau sujet parce que je n’en ai vu aucun autre auquel rattacher cette préoccupation. Il s’inscrit dans la lignée du sujet sur le présent de narration dans l’école des têtards . Justement, il s’agira, entre autres, de déterminer lequel de ces deux personnages pourra "bénéficier" de ce dernier, vu que le procédé ne fait pas l’unanimité et que s’il apparaissait indifféremment chez l’un et l’autre, il ressemblerait trop à un tic d’auteur non maîtrisé. Mais je vous fais part également des choix que j’ai dû faire pour que l’on arrive à identifier immédiatement (j’espère) l’un ou l’autre des deux narrateurs s’exprimant à la première personne du singulier. Cela pourra peut-être servir à d’autres auteurs et, si de bonnes idées surgissent, ça peut me servir encore vu que j’entame simplement le processus de correction. :)

Déjà, mes deux narrateurs ne sont pas du même sexe, n’ont pas le même âge et ne viennent pas du même milieu social. À une exception près, ils ont droit chacun à leurs chapitres réservés et l’on est embarqué avec eux pour quelques pages. L’histoire prend place dans la Russie tsariste du début du XXe siècle.

Elle : elle est issue de la très haute aristocratie, elle a onze ans au début de l’histoire. Elle note scrupuleusement dans "son journal" ce qu’elle observe ou même espionne. Et sitôt qu’elle a écrit, elle retravaille son texte et le traduit en français parce que c’est la langue aristocratique par excellence. C’est un peu l’intellectuelle de la famille : outre le français, elle maîtrise assez bien l’allemand et se lance toute seule dans l’étude de l’anglais. Dix ans plus tard, exilée, elle reprend toutes ses notes pour en faire un récit publiable, espère-t-elle, en France. C’est cette version qui est privilégiée même si des réflexions enfantines subsistent çà et là. J’ai choisi de la faire s’exprimer dans une langue recherchée. Elle raconte ses aventures au passé simple/imparfait et utilise l’imparfait/plus-que-parfait du subjonctif. Sa connaissance des codes et sa volonté de produire quelque chose de littéraire pourraient constituer les raisons pour lesquelles Ksusha emploierait le présent de narration. Par contre, même s’il lui arrive de vivre quelques situations périlleuses ou extraordinaires, elle reste cependant plus une commentatrice d’arrière-plan.

Lui : il a environ trente-cinq ans, il a servi un certain temps dans l’armée comme c’est de coutume à cette époque-là avant de devenir policier avec le grade de lieutenant. Lui aussi note scrupuleusement ce qui se passe, mais il s’agit plus ou moins d’un document professionnel, une sorte de "rapport", même s’il ne le transmet pas sous cette forme à sa hiérarchie. C’est quelqu’un d’instruit, plutôt cultivé, curieux de l’actualité, mais qui ne possède pas les codes de la haute société. Il maîtrise l’ukrainien (sa langue natale) et le russe. Il est capable de saisir le sens d’une conversation en polonais, en allemand, en arménien ou géorgien, langues qui peuvent être employées par la pègre de Saint-Pétersbourg, mais il n’entend rien au français ou à l’anglais. Lui également, dix ans plus tard, à la fin de sa vie, décide de romancer ses notes parce que plusieurs personnes ont trouvé qu’il n’écrivait pas trop mal (heureusement, sinon pour qui je passerais ! ). Son texte est rédigé au passé composé associé à l’imparfait et il n’utilise que le subjonctif présent ou passé. Culturellement, il n’emploierait pas le présent de narration , d’autant que cela n’a pas l’air d’exister dans la langue russe. Il n’y a pas l’air d’y avoir non plus une manière plus recherchée qu’une autre de relater le passé, mais cela est secondaire. La raison qui fait que Iouri utiliserait cette valeur du présent, c’est qu’il est souvent en première ligne dans les scènes d’action et que justement son mode d’écriture, à savoir le rapport, est proche du direct retranscrit au présent. D’ailleurs, il pourrait s’exprimer tout le temps dans une alternance présent/imparfait, mais je n’aime pas toute une narration écrite au présent (par goût personnel). Finalement, j’ai réussi à m’en tirer avec le passé composé, mais dans certaines scènes très actives, c’est un peu lourd…

Je précise que c’est elle qui traduit en définitive son texte à lui en français toujours dans le but d’arriver à cette publication. Ce sont donc ses choix et on ne sait pas comment c’était écrit au départ. Mais en raison de l’amitié qui les liait, on peut penser qu’elle est restée fidèle le plus possible à l’original.

Bon, maintenant à elle les interrogations inhérentes à sa jeunesse, à lui le ton qui sonne un peu comme celui d’un héros de polar. J’ai essayé de faire de mon mieux en tâchant de me dissocier à chaque fois, mais on sent bien qu’il n' y a qu' un auteur unique. :(

À l’issue de tout cela, deux questions. Pour celles et ceux qui ont suivi l’affaire , auquel des deux narrateurs attribuer les passages au présent de narration (je maîtrise assez bien l’exercice) ?

Ensuite, comment vous en sortez-vous lorsqu’il s’agit de faire vivre deux narrateurs différents à la première personne du singulier ? C’est un problème distinct de celui des points de vue parce que cela va plus loin. J’avoue que c’est une première pour moi et que si d’autres grenouilles l’ont expérimenté avec succès, leur témoignage sera intéressant. Toute référence à des œuvres littéraires publiées est également la bienvenue. :)

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ilham
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Re: Démarquer deux narrateurs grâce à des tons différents.

Message par ilham »

Bonjour,
Dans le but de démarquer les deux personnages, j'attribuerais l'usage du présent à la jeune femme.

Pour le personnage masculin : j'aime beaucoup utiliser le passé composé. Petit défaut, ça peut perturber des lecteurs peu habitués ( c'est comme le présent de narration dans un texte au passé, ça existe mais peu utilisé... citons quand même L'étranger de Camus....).
Le passé composé, bien qu'étant un temps du passé (avec la même ligne temporelle que le passé simple), donne une impression différente du passé simple. D'abord, c'est tout de suite beaucoup plus oral, moins littéraire. Ca peut être un but recherché. C'est le cas quand je l'utilise, surtout quand j'utilise des flash-back qui sont en fait des témoignages d'un personnage sur sa propre vie... Faut assumer ça.
Dans la dernière nouvelle que j'ai mise sur le port (mais qui et en train de devenir un petit roman) j'utilise rien moins que le présent, le passé composé et le passé simple ! pour le même narrateur !
présent : action du temps présent (une lettre, en fait) à la 1ere personne
passé composé : développement de l'action passée à la 1er personne
passé simple : récit d'une action passée, encore antérieure, d'un autre personnage, toujours par le même narrateur donc, sauf qu'on passe à la 3eme personne.

Les accords du subjonctif, parfois je fait exprès, dans les récits à la 1ere personne de les squizzer. C'est un langage très soutenu quand on l'utilise là où il faut, voire désuet. Les erreurs de conjugaisons peuvent etre caractérisants, je pense sur ce point ( d'autant que la langue français a beaucoup évolué sur ce point)

Sinon, le fait que tes personnages parlent une autre langue que le français...
J'ai le même souci avec les miens parlant l'arabe (ou l'hébreu parfois) C'est très bien de connaitre les bases de ces langues. Je suis en train d'apprendre un peu l'arabe dans ce sens car ça donne accès à pas mal de vocabulaire et tout simplement à la culture du pays concerné. Reprendre les structures de la langue elle même me semble compliqué quand même,vis à vis du lecteur. Par exemple, j'ai songé à supprimer le vouvoiement, celui ci n'existant pas en tant que tel, mais écrivant en français, c'est peu compréhensible, au final. Et je trouverais même que c'est un peu limite : regardez cet étranger qui ne maitrise pas les bases de la bienséance en société !
Donc sur ce point, que le présent de narration n'existe pas en Russe, peu importe...
Sur l'action, le passé composé peut s'employer sans souci. Je le fais et j'ai jamais eu de remarques négatives sur ce point. Au contraire, je me souviens des premières scène de bagarre que j'écrivais et je doutais de moi sur le rythme. Des betaslecteurs aimant ce genre de scènes m'ont dit que ça passait très bien, que ça ne perdait pas en rythme. Certes, ça paraitra sans doute plus fluide au passé simple, par habitude... c'est une question d'entrainement pour gérer les auxiliaires, jongler avec l'imparfait

Déjà tout ça, ce sont des éléments de caractérisation d'un personnage. tu as déjà délimité leurs façons de parler assez distinctement. A ça, tu peux ajouter des lexiques différents ( tu peux les préparer en amont, y réfléchir. quels mots ils vont utiliser plus que lesautres...) des syntaxes différentes. je lisais un bouquin de storytelling canadien hier soir qui rappelait que ce sur quoi le narrateur/personnage va s'intéresser fait partie aussi de sa caractérisation. Ca m'a fait penser à une anecdote : fais traverser une rue à deux personnes et demande-leur de raconter ce qu'ils ont vu. *Tu auras deux récits différents. L'une aura remarqué le bébé d'une autre femme car mettons qu'elle souhaite avoir des enfants. L'autre remarquera la saleté du sol parce qu'il marche mal et regarde ses pieds pour ne pas tomber. Ou alors sera attiré par une voiture flambant neuve... Je caricature volontairement. Je trouvais ça intéressant.

Après, je n'ai jamais joué avec deux narrateurs différents à la 1ere personne, c'est un sacré challenge à mes yeux car ça demande de vraiment maitriser ce qu'on fait, consciemment. C'est sans doute un très bon exercice d'écriture !
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NaNa
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Re: Démarquer deux narrateurs grâce à des tons différents.

Message par NaNa »

Pour moi aussi, le présent de narration me paraît plus adaptée à ton personnage féminin. Ton narrateur masculin parle au passé composé, qui donne une tonalité orale au texte (en général); pour moi ça cadre mal avec un procédé très écrit comme le présent de narration. Mais ce n'est que mon avis bien sûr.
Pour ce qui est de la lourdeur du passé composé, j'avais lu les Percy Jackson qui de mémoire sont écrits à ce temps (traduction de l'anglais); il y a beaucoup d'action mais ça ne m'a pas gênée un seul instant. Je pense qu'on trouve ça lourd à cause de la répétition des auxiliaires, mais perso ça ne me dérange pas.
ilham a écrit :
ven. sept. 27, 2019 4:54 am
Ensuite, comment vous en sortez-vous lorsqu’il s’agit de faire vivre deux narrateurs différents à la première personne du singulier ? C’est un problème distinct de celui des points de vue parce que cela va plus loin. J’avoue que c’est une première pour moi et que si d’autres grenouilles l’ont expérimenté avec succès, leur témoignage sera intéressant. Toute référence à des œuvres littéraires publiées est également la bienvenue
Si je ne dis pas de bêtise, La Horde du Contrevent alterne entre plein de pdv à la première personne qui ont leur voix propre.
Quand j'étais ado, j'ai lu Entre chiens et loups de Malorie Blackman; ça alternait entre deux pdv à la première personne. Par contre je suis incapable de me rappeler si les deux voix étaient bien distinctes malgré la différence de statut social entre les deux protagonistes (ça remonte comme lecture, et puis l'auteur indiquait qui était le narrateur au début du chapitre, donc aucun risque que je sois perdue). J'ajoute au cas où que c'est une traduction d'un roman anglais.
Aussi, de l'anglais toujours, je n'ai pas encore lu mais je crois que dans le troisième suite de L'Assassin royal (à partir du tome 14 en français, tome 7 en anglais), l'auteur alterne entre le pdv de Fitz et le pdv de sa fille. Je ne sais pas ce que ça donne du coup.

Perso, je ne l'ai pas encore fait; mais je n'ai qu'un projet à la première personne qui est plus un projet "pour le fun", où un second narrateur a décidé de s'inviter. Je n'ai aucun retour dessus vu que je n'ai pas encore écrit. Dans l'idée, les deux personnages auront une façon bien différente de parler :
-pour la narratrice principale, c'est le passé composé; elle a un côté rebelle qui fait qu'elle dit les choses directement, sans filtre, avec un vocabulaire courant, style oral;
-pour la narratrice secondaire, j'hésite entre le passé composé (pour rester sur la même ligne de narration) et le passé simple (qui correspondrait plus a la personnalité du personnage); elle aura un style châtié, un vocabulaire soutenu, et une certaine subtilité quand il s'agit de critiquer les gens.
Je pense que tu peux jouer sur le vocabulaire et la tournure des phrases, surtout. Tendance à la phrase simple ou à la phrase complexe? Style descriptif, immersif, centré vers l'action? Tendance à l'introspection ou non? Utilisation fréquente de subordonnées, d'adverbes, d'adjectifs? Disent-ils les choses rapidement, directement, ou passent-ils par quatre chemins? Registre ironique, lyrique, etc? En fait, ça dépend assez de la façon dont le personnage voit le monde et son caractère. En tout cas, je sais que personnellement, je ne pense pas à des techniques précises, je me demande simplement comment tel perso exprimerait telle chose. Tu as l'air de bien avoir caractérisé tes personnages; il faut donc voir ce qui est cohérent ou non dans leur façon de parler.
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yks
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Re: Démarquer deux narrateurs grâce à des tons différents.

Message par yks »

D’abord merci pour vos retours à toutes les deux. Mais vous me posez un sacré problème avec le présent de narration. :perplexe: J’aurais pensé qu’il était mieux adapté au vécu du policier. Dans cette optique, je me prépare à poster un extrait (une scène d’action) où il est le narrateur. Bon, sans vous obliger à le bêta-lire entièrement, vous pourrez toujours me dire ici ce que vous pensez de la fin qui emploie justement le présent de narration.

Concernant le fait d’utiliser deux narrateurs à la première personne du présent, je ne suis pas le premier sur la mare. Platypus le fait dans son roman Miska. Ils s’expriment tous deux au passé simple, mais il me semble que l’accent est mis sur Dacien et que Azalon n’intervient que très peu (après, je me fie sur les extraits que j’ai vus ici). En fait, c’est 3/4 pour Dacien et 1/4 pour Azalon, d’après Platypus elle-même.

Le passé composé, c’est vrai que ça sonne un peu jeunesse (Percy Jackson, je n’avais pas fait attention, mais on le trouve aussi pour le petit Nicolas). Enfin, si Camus l’a fait, ça confère des lettres de noblesse à ce temps-là (je ne m’en souviens plus).

Après, jongler avec le présent, le passé composé et le passé simple, pourquoi pas si l’on maîtrise. Je ne passe plus beaucoup sur le port, mais j’irai voir car cela m’intrigue.

Pour ce qui est de retranscrire en français une autre culture, oui ce n’est pas du gâteau, surtout dans un contexte historique. Il ne faut pas croire que l’on s’en sort juste avec Wikipédia. J’ai bien dû lire près d’une centaine de livres dont certains très ingrats, visionner je ne sais combien de documentaires et je suis même allé jusqu’à assister à des conférences. J’ai regardé en gros les particularités de la langue, mais de là à l’apprendre, il y a un pas que je ne franchirai pas. Donc chapeau et bon courage !

Quant aux astuces que vous me suggérez, j’aime bien l’idée des éléments qui pourraient intéresser tel personnage suivant son caractère, alors que l’autre les appréhenderait dans une logique différente. Je pense que ça se fait assez spontanément, mais que ça ne doit jamais être perdu de vue. Le vocabulaire, bien sûr, et pour ce qui ressort de la tournure des phrases, c’est super important aussi. Il n’y a pas que la conjugaison ou le registre de langue, il faut, comme vous le dites que ça reflète la personnalité du narrateur, ses préoccupations. Je pense que le rythme des phrases doit compter aussi, bien que cela dépende souvent des situations.

Voilà, il y a de quoi creuser en attaquant la relecture pour les corrections. Je m’étais déjà dit lors du premier jet : « tiens, ce truc-là, ce serait mieux que ce soit lui qui le dise ». Je sens que je vais m’amuser avec le jeu des chaises musicales et qu’il y aura forcément du déchet.

En tous les cas je vous remercie encore de vos suggestions. :merci2:

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