Le point de vue - version Alain Rabatel, La construction textuelle du point de vue
Si on reprend l'analyse habituelle, version Genette, il y a trois points de vue (omniscient, interne, externe), et la focalisation omnisciente est particulière puisqu'elle montre le pdv du narrateur, et peut inclure tous les autres types de focalisation - et donc qu'on peut faire de la focalisation omnisciente sans omniscient en se contentant de l'interne et l'externe > narrateur transparent).
Pour Rabatel, la situation est différente : il n'y a que
deux points de vue, le point de vue interne (subjectif) et le point de vue externe (objectif).
En revanche, il y a un point de vue externe, mais aussi un point de vue interne
du personnage, un point de vue interne
du narrateur.
Autrement dit, le "point de vue omniscient - narrateur transparent" où le narrateur ne se montre pas et se contente d'alterner les focalisations est... du point de vue interne du personnage et du point de vue externe, sans point de vue du narrateur.
Première étape : distinguer entre le point de vue interne et le point de vue externe :
Comment on fait la différence ? On part du texte et on se demande : est-ce que c'est subjectif (point de vue interne) ou est-ce que c'est objectif (point de vue externe) ?
Marques de subjectivité :
- tout ce qui concerne les émotions, les perceptions, les pensées, les jugements appréciatifs ou moraux
- le choix du vocabulaire, des adverbes, des verbes qui montrent une appréciation ou une dépréciation, ironie
- la capacité de se projeter dans le passé et le futur
Dès qu'on a un de ces éléments, on est dans du point de vue interne. Et s'il n'y a aucun de ces éléments, par élimination, on est dans du point de vue externe.
Mais ce qu'il est bien important de comprendre, c'est que ce point de vue n'est pas fixe.
Si je reprends l'un des passages cités par Lorenzo plus tôt :
Marc arriva dans un amphi beaucoup trop peu rempli. Il trouva ça étrange qu’il y ait si peu de monde dans l’amphithéâtre le premier jour. Mais il ne savait pas vraiment ce qui était normal à l’université. Il s’assit dans une rangée, un peu au hasard et remraqua, quelques rangées plus bas, un pote du lycée. Le cours allait commencer, et le jeune homme avait la flemme d’aller rejoindre son ami. Marc salua son ami d’un geste de main discret et ce dernier lui répondit d’un clin d’œil. Ouf, il n’avait pas l’air vexé que Marc reste dans son coin.
À ce moment, il vit une fille arriver et s’installer à sa droite. Sans un regard pour lui. Et merde. Il se rappela alors qu’il s’était promis de dépasser sa timidité maladive avec les femmes cette année. Bon. Il allait juste lui dire bonjour. Rien de plus. Juste, être normal.
— Salut, lui dit-il avec un grand sourire.
Mélanie regarda la personne qui venait de la saluer. Elle l’examina un instant… Mais non, elle ne le connaissait pas ! Pourquoi il venait lui parler, alors ? Encore un gars bizarre. Elle leva les yeux au ciel. Que faire. Être impolie et partir dès le premier jour ? Oui, il valait mieux.
Les passages en bleu sont tous les passages en vision interne, ceux en vert sont en vision externe (c'est objectif), et les passages soulignés sont tous les marqueurs de subjectivité.
En réalité, le point de vue externe n'existe pas vraiment, c'est juste tous les moments où on est pas en vision interne (ou rien ne nous montre qu'on est en vision interne).
Mais cela ne veut pas dire que ce ne sont pas des moments importants ! Typiquement, ce sont des moments de transition entre deux visions internes du personnage différentes (entre Marc et Mélanie par exemple) ou entre la vision interne du personnage et la vision interne du narrateur.
Deuxième étape : distinguer entre le point de vue interne du narrateur et le point de vue interne du personnage.
Cette étape n'est valable que dans le cas d'une narration à la troisième personne : c'est logique, dans une narration à la première personne, le narrateur EST le personnage donc il n'y a pas besoin de faire de distinction.
En gros, il s'agit simplement de voir qui est subjectif : est-ce que c'est le narrateur qui parle ? Ou est-ce que le narrateur se met dans la tête du personnage (c'est la subjectivité du personnage qui est montrée) ?
Pour le coup, ça se fait plus au cas par cas.
Donc, petit récap des types de textes (je reprends mon exemple des joueurs de poker de la dernière fois) :
Narration à la première personne - vision interne majoritaire :
Même si je m'efforce de garder un masque impassible, je jubile. J'ai une super combinaison de cartes. Martha a l'air d'hésiter mais je ne me fais pas de soucis. Elle va probablement relever le défi, comme d'habitude. Elle aime trop le goût du risque.
Je n'ai plus qu'à attendre encore un peu pour remporter le pactole. Après ça, je m'en vais.
Martha soupire et finit par renoncer. Je serre les dents. Pas idéal, mais pas perdu non plus, d'autant que Béatrice se lance... et joue une quinte ! P*** de m*** ! Mais quelle c***** ! Je balance mes cartes sur le plateau et part sans demander mon reste.
En sortant, nettement moins riche qu'en arrivant, je m'interroge. Cette quinte... et s'il y avait eu triche ?
Narration à la première personne - vision externe majoritaire
Type de texte qui n'a pas beaucoup d'intérêt en vrai... (à priori on passerait certainement en vision interne majoritaire).
[C'est le croupier qui parle] Je surveille les joueurs. Paul fait quitte ou double et surveille Martha du regard. Celle-ci soupire et finit par renoncer. Le visage de Paul se crispe. Béatrice joue ses cartes : une quinte. Le visage décomposé, Paul lance ses cartes sur le plateau dans un geste rageur et quitte la table en fulminant.
Narration à la troisième personne - vision interne du personnage (Paul) majoritaire
Même s'il s'efforçait de garder un masque impassible, Paul jubilait : il avait une super combinaison de cartes. Martha avait l'air d'hésiter mais il ne se faisait pas de soucis. Elle allait probablement relever le défi, comme d'habitude. Elle aimait trop le goût du risque.
Il n'avait plus qu'à attendre encore un peu pour remporter le pactole. Après ça, il s'en irait.
Martha soupira et finit par renoncer. Paul serra les dents. Pas idéal, mais pas perdu non plus, d'autant que Béatrice se lançait déjà... et jouait une quinte ! P*** de m*** ! Mais quelle c***** ! Il balança ses cartes sur le plateau et partit sans demander son reste.
En sortant, nettement moins riche qu'en arrivant, Paul s'interrogea. Cette quinte... et s'il y avait eu triche ?
Narration à la troisième personne - vision interne des personnages en alternance
Même s'il s'efforçait de garder un masque impassible, Paul jubilait : il avait une super combinaison de cartes. Martha avait l'air d'hésiter mais il ne se faisait pas de soucis. Elle allait probablement relever le défi, comme d'habitude. Elle aimait trop le goût du risque.
Il n'avait plus qu'à attendre encore un peu pour remporter le pactole. Après ça, il s'en irait.
Les yeux rivés sur son misérable double, Martha soupira. Malgré son air imperturbable, elle sentait bien que Paul était un peu trop fébrile. Inutile de tenter le diable. Elle finit par renoncer. Mais, au fond d'elle, elle était dégoutée : est-ce que cet abruti de Paul allait vraiment gagner une fois de plus ?
De l'autre côté du tapis, Béatrice révéla une quinte, ce qui fit exploser Paul. En le voyant quitter la salle avec rage, Martha sentit un sourire fleurir sur ses lèvres. La soirée ne s'annonçait pas si mal finalement...
Narration à la troisième personne - vision interne majoritaire du narrateur
Autour du tapis, la tension était à son comble. Combien de destin se sont ainsi retrouvés suspendus à un fil, à une carte, à un frémissement de paupières ? D'ailleurs, notre Paul était bien loin de savoir tout le retentissement que cette soirée allait avoir sur lui. Non, pour l'instant, il était heureux : derrière son masque impassible, il avait une excellente combinaison de carte. Il faisait ses pronostiques, étudiait les gestes de ses comparses, évaluait les risques. Se sentait sûr de son coût en somme.
C'est cette certitude qui lui coutât la victoire. Pendant que Paul dirigeait toute son attention sur Martha, Béatrice, la petite et timide Béatrice, n'était pas en reste. Passée maître dans l'art de la triche qu'elle pratiquait sans vergogne depuis plus de dix ans, elle échangea habilement une de ses cartes avec celle qu'elle avait dissimulée dans ses manches et en profita pour remporter la manche.
De dépit, Paul jeta ses cartes sur le tapis et partir en fulminant. Je laisse à ta discrétion, cher lecteur, de te demander comment l'histoire aurait tourné, s'il n'avait pas quitté la table de jeu, s'il ne s'était pas trouvé sur l'avenue du Maine en ce jour fatidique du 9 août 1932, si honteusement passé à la trappe de l'histoire.
Narration à la troisième personne - vision externe majoritaire (personnage / narrateur) :
Paul fit quitte ou double et surveilla Martha du regard. Celle-ci soupira et finit par renoncer. Le visage de Paul se crispa. Béatrice joua ses cartes : une quinte. Le visage décomposé, Paul lança ses cartes sur le plateau dans un geste rageur et quitta la table en fulminant.
Et bien sûr, une fois ces distinctions établies, en vrai, au sein de chaque catégorie (sauf celle de la vision externe qui de mon point de vue n'a aucun intérêt quand elle est majoritaire et prolongée sur plusieurs paragraphes), on peut faire des différences sur
- l'intensité du point de vue
- les manières de montrer la subjectivité (ex : on pourrait écrire le même texte que la NP3 vision du narrateur en supprimant les adresses au lecteur ou les explications sur Béatrice, tricheuse depuis un certain temps)
- le savoir du personnage focalisé (ex : le jeu de Paul et ses appréciations mentales auraient été différents s'il n'avait pas connu Martha)
- le ton du narrateur (ex : même si Flaubert veut faire un "narrateur présent partout, visible nulle part", son oeuvre est clairement ironique > indice de subjectivité > point de vue interne du narrateur)